Le Castor, devenait en France le premier animal sauvage à recevoir une protection.

Au XIXe siècle, rares sont les Européens ayant croisé un castor. L’animal a presque disparu, et les naturalistes, désespérés de s’en procurer, s’en remettent à des récits, souvent biaisés. « Ce qu’en disent les savants de l’époque n’est pas le fruit d’une observation rigoureuse, mais une répétition des croyances héritées », explique Rémi Luglia, chercheur au laboratoire Histemé de l’université de Caen-Normandie, dans Vivre en castor (Quae, 2024). Buffon, dans son Histoire naturelle, ne décrit pas le castor européen (Castor fiber), mais son cousin canadien. Ses sources ? Les récits des voyageurs naturalistes qui ont arpenté le Canada et les castors du Jardin des plantes à Paris.

Le castor canadien est dodu, diurne, constructeur de barrages et habitant de cabanes ; son homologue européen est plus discret : nocturne, solitaire, il vit dans des terriers. Buffon, influencé par les présupposés de son époque, oppose les deux espèces en portant des jugements anthropocentrés : symbole de la surface et du ciel, et donc de la lumière, le canadien, serait intelligent, tandis que l’européen, un fouisseur, relégué aux ténèbres du sous-sol, moins avisé. Au fil des décennies, cette idée est renforcée par les travaux de Lewis H. Morgan (1818-1881), pionnier de l’anthropologie sociale et des études sur la parenté. Lui, au moins, est allé sur le terrain pour observer le castor américain, détaillant ses prouesses architecturales et sa vie en collectivité. Ses études nourrissent un débat savant : le castor construit-il par intelligence ? En Europe, un constat se fait jour. Si le castor européen a perdu son savoir-faire d’architecte hydraulique, c’est à cause de l’homme.

« Avant 1900, protéger un gêneur est inconcevable »

Traqué pour sa fourrure, méprisé pour ses talents d’aménageur qui entrent en concurrence avec les activités humaines, le castor est en bien mauvaise posture à la fin du XIXe siècle. Sa fourrure prisée n’est pas son seul malheur : le castoréum, substance sécrétée par ses glandes anales, riche d’une trentaine de composés chimiques, dont l’acide salicylique, une molécule proche de l’aspirine issue des saules et peupliers qu’il grignote, fait de lui une proie recherchée. Même sa viande, bien que prohibée par l’Église, trouve preneur. Pour contourner les interdits religieux, les gens avancent qu’il y a un peu de poisson en lui, parce qu’il nage et que sa queue est couverte d’écailles.

« Dans les monastères de la vallée du Rhône, on en faisait même du saucisson », raconte Bruno David et Guillaume Lecointre dans Le Monde vivant 2 (Grasset, 2023).

« Avant 1900, protéger un gêneur est inconcevable », souligne Rémi Luglia. Après, sous la houlette de quelques naturalistes, l’opinion commence à basculer. Les premiers arrêtés d’interdiction de la capture sont adoptés en 1909. Peu à peu, de nuisible, le castor est présenté comme une richesse nationale.

« Le castor bénéficie de l’évolution des regards des savants qui observent que sa nuisibilité provient d’un déséquilibre d’origine anthropique. Dans la recherche d’un équilibre avec la nature, le castor redevient utile, poursuit le chercheur. Il devient un patrimoine des fleuves et de la faune au sens d’un héritage commun que l’on cherche à transmettre intact à ses descendants. » L’idée s’impose que les animaux n’agissent que dans leur propre intérêt, qu’ils ne cherchent pas à rendre service à l’homme ni à lui nuire.

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L’ère des réintroductions de castors

Dans les années 1960, une nouvelle étape est franchie : après avoir sensibilisé les populations locales, les protecteurs proposent la création de réserves et un renforcement des interdictions de chasse. Les habitats sont restaurés, et les populations de castors commencent à recoloniser leurs anciens territoires. Progressivement, des opérations de réintroduction sont menées à travers l’Europe.

« Le castor est alors perçu comme un ingénieur des écosystèmes aquatiques, capable, par ses barrages, de rétablir des fonctions hydrologiques, sédimentaires et biologiques disparues », précise Luglia. Ces réintroductions se font néanmoins sans connaissance véritable des groupes territoriaux et encore moins des préoccupations génétiques. Malgré cela, elles portent leurs fruits. Le castor regagne du terrain en Europe. De 1 200 individus recensés autour de 1900, ils sont passés à 1,5 million. En Suède, ils sont désormais 130 000, et en Russie, leur population dépasse les 700 000. Le réseau castor de l’Office français de la biodiversité estime leur nombre à 15 000. L’une des réintroductions les plus marquantes a eu lieu à Blois, entre 1974 et 1976.

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Le discours anti-castor plus vif que celui dirigé contre les loutres

Ces réintroductions n’ont pas toujours connu le même succès. Entre 1968 et 1971, une dizaine d’individus introduits dans la vallée de l’Élez, rivière du Finistère, ont été tués par les riverains, qui les ont pris pour de gros rats. D’autres castors, installés hors des zones de lâcher, un comportement classique de recolonisation, ont été perçus comme des « fuyards ».

Trente ans plus tard, à la fin de 1999, la population comptait à peine 65 individus, répartis en 8 à 10 familles. D’une manière générale, sa présence est un sujet de débat. Les premiers à s’y opposer sont les agriculteurs, mécontents de le voir coloniser les vallées et de causer des dégâts.

« Pourtant, ces nuisances restent modestes : les castors se limitent souvent aux bordures des cours d’eau et préfèrent les prairies peu propices à l’agriculture intensive. La crainte d’inondations provoquées par leurs barrages ou de l’érosion des berges à cause des terriers s’avère également exagérée », estime Rémi Luglia. À l’opposé, du côté des riverains, une certaine empathie s’est développée envers cet animal sauvage et ses aménagements spectaculaires.

Les pêcheurs, pour leur part, reprochent aux castors de dégrader la qualité des cours d’eau, de nuire à la circulation et à la reproduction des truites. « Ces critiques, bien que fréquentes, ne reposent généralement pas sur des faits avérés, sauf dans des cas très ponctuels. Paradoxalement, le discours anti-castor est souvent plus vif que celui dirigé contre les loutres, qui pourtant se nourrissent de poisson. » Quant aux chercheurs et naturalistes, « ils s’appuient sur des données solides pour défendre le rôle écologique du castor. Mais leurs arguments viennent souvent délégitimer les savoirs des populations locales. »

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Une famille castor vit depuis quarante sous une autoroute

Face aux dégâts causés par les castors, aucune procédure d’indemnisation n’existe. Les solutions préconisées – déplacement des animaux, destruction des barrages, installation de siphons pour limiter les inondations – sont souvent temporaires et inefficaces. Les castors déplacés sont remplacés en quelques mois, et les barrages détruits reconstruits au même endroit ou à proximité.

« Ces remèdes témoignent de notre besoin de contrôle sur le sauvage. Rien n’est plus durable et moins coûteux que de laisser au castor une bande quelques mètres le long d’un cours d’eau. On considère que 10 à 30 mètres suffisent. Il peut aussi être utile de bouturer des saules afin d’augmenter la ressource alimentaire, et éviter qu’ils s’intéressent à d’autres végétaux. », avance Rémi Luglia.

L’animal n’a pas fini de nous surprendre. Il s’adapte, surgit là où on ne l’attend pas, avec des comportements qui évoluent au gré des circonstances. L’une des premières familles relâchées dans la Loire a choisi un lieu inattendu pour s’établir : sous un pont d’autoroute, à trois kilomètres de Blois. Depuis, elle a déménagé plus en aval et s’est rapprochée encore davantage de la ville, au milieu des éclairages urbains, du bruit des voitures et des odeurs. Là, sur un site bétonné, les castors vivent depuis quarante ans, alors qu’il n’y avait plus de castor sur la Loire depuis 400 ans !

LePoint

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